Du désir profond de se faire arnaquer
Pour suivre les modes et faire comme tout le monde
Stefano Marinelli, un administrateur système chevronné, installe principalement des serveurs sous FreeBSD, OpenBSD ou NetBSD pour ses clients. Le plus difficile ? Arriver à convaincre un client qui veut absolument un « cluster de kubernetes tournant sous Linux », mais ne sait pas de quoi il s’agit que ce n’est pas toujours une bonne idée. Par contre, s’il migre sans rien dire des machines virtuelles vers des jails FreeBSD, il reçoit des appels paniqués parce que « tout va désormais trop vite, ça va nous coûter combien votre mise à jour du matériel ? ».
C’est le gros problème du métier d’ingénieur : l’ingénieur est censé analyser un problème et proposer des solutions, mais un manager, pour justifier son boulot, a la plupart du temps déjà décidé de la solution qu’il veut que l’ingénieur mette en place, même si elle est inadaptée.
Heureusement, les conflits sont de plus en plus rares : toutes les écoles d’ingénieurs enseignent désormais le management et la plupart des élèves ingénieurs n’apprennent plus à être critiques dans la résolution des problèmes. Les universités créent un monde de Julius:
Ceux qui osent demander « mais pourquoi ? » sont les exceptions, les rebelles.
Stefano continue avec d’autres anecdotes : comment un projet a capoté parce que le mauvais code d’un développeur remplissait les disques des serveurs de Stefano. Plutôt que de résoudre le problème du code, il a été jugé plus diplomatique d’écouter le développeur et de « passer dans le cloud ». Les disques ne se sont pas remplis en quelques heures comme auparavant. Le projet a tourné un mois sur le « cloud » avant que n’arrive la facture. Et le compte en banque du projet s’est vidé.
Ou comment une infrastructure de soins de santé refuse de mettre à jour ses serveurs pour investir dans le design d’une infrastructure « cloud » qui, 5 ans plus tard, est toujours à l’état de design malgré le budget injecté dans le « cloud consultant ». L’infrastructure se retrouve à faire tourner… Windows XP et appelle Stefano quand tout plante.
L’arnaque du SEO
J’ai vécu une anecdote similaire lorsque j’ai mis en place, pour une petite société, un site web qui comportait une partie CMS, la gestion des commandes et la génération de factures (j’avais tout fait en utilisant Django). Un jour, je reçois un coup de téléphone de quelqu’un que je ne connais pas me demandant les accès au serveur sur lequel est hébergé ce site. Je refuse, bien évidemment, mais le ton monte. Je raccroche, persuadé d’avoir affaire à une sorte d’arnaque. Quelques minutes plus tard, ma cliente m’appelle pour savoir pourquoi je n’ai pas donné l’accès à la personne qui m’a appelé. J’ai tenté l’approche raisonnable « Vous voulez vraiment que je donne accès à toute votre infrastructure à la première personne qui m’appelle et le demande ? », sans succès. J’ai finalement accepté de donner l’accès, mais en expliquant que j’exigeais un ordre écrit de sa part et que je me dégageais ensuite de toute responsabilité. Là, la cliente a paru comprendre.
Après moult explications, il s’est avéré qu’elle avait engagé, à mon insu, un consultant SEO qui voulait rajouter un code Google Analytics dans son site. Le SEO, Search Engine Optimisation, consiste à tenter de faire remonter un site web dans les résultats Google.
J’ai expliqué à ma cliente que même avec accès au serveur, le type du SEO aurait été incapable de modifier le code Django, mais que, pas de problème, il suffisait de m’envoyer un email avec le code à rajouter (aujourd’hui encore je me demande ce qu’aurait fait le gars si je lui avais donné un « accès administrateur » sur le serveur, comme il le demandait). Quelques jours plus tard, un second email me demande de modifier le code Google Analytics ajouté. J’obtempère.
Puis, je commence à recevoir des plaintes que je ne fais pas mon travail, que le code n’est pas le bon. Je le rechange. Le même cinéma se passe deux ou trois fois et ma cliente s’énerve, me traite d’incompétent. Il me faut plusieurs jours d’investigations, plusieurs réunions téléphoniques avec les types du SEO pour réaliser que les emails proviennent de deux sociétés de SEO différentes (mais avec un nom de domaine similaire, ça m’était passé au-dessus de la tête en lisant les emails).
Ma cliente avait en fait engagé deux sociétés différentes de SEO, sans leur dire et sans me le dire. Les deux sociétés se battaient donc pour mettre leur code Google Analytics à elles, ne comprenant pas pourquoi je mettais un « mauvais » code. Le pot au rose a été découvert lors d’une réunion téléphonique houleuse où j’ai pointé un email reçu la veille et que mon correspondant prétendait n’avoir jamais envoyé (forcément, il provenait d’une autre société).
J’ai confronté ma cliente et j’ai réussi à découvrir que, à part fournir des résumés issus de Google Analytics, ces deux sociétés ne faisaient rien, mais que chacune avait été payée trois fois le prix que j’avais demandé pour la réalisation entière du site, de la gestion de commande et de facturation. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la cliente me prenait de haut par rapport aux entreprises de SEO : j’étais bon marché donc j’étais forcément incompétent.
Pour être honnête, l’une des sociétés avait fait son « travail » et m’avait envoyé un rapport avec des modifications mineures à faire sur le site pour améliorer le SEO, mais en notant que le site était déjà très bien, qu’il n’y avait pas grand-chose à faire (essentiellement, ils me demandaient de rajouter des keywords dans les balises meta, un truc que je savais comme étant dépassé, déjà à l’époque, mais que j’ai fait sans discuter).
Furieux, j’ai publié un billet qui a tellement choqué la communauté SEO que j’ai reçu des dizaines de mails d’insultes voire de menaces physiques (vous savez, le genre où le mec à découvert des infos personnelles et tente de vous intimider en vous montrant qu’il sait faire une recherche Google sur votre nom).
Toute une communauté s’est prise au jeu de faire en sorte que le premier résultat Google sur mon nom soit une série d’injures. Flatté par tant d’attention pour un simple billet de blog sans prétention, j’ai surtout réalisé, en lisant les forums où ils discutaient mon cas, à que j’avais affaire à des gens malhonnêtes, peu scrupuleux, bref bêtes et méchants à un niveau à la limite de la parodie.
Merdification du web avec le SEO
Certains, plus modérés, tentèrent de me convaincre que « not all SEO ». Réponse : si. C’est le principe même. Tu ne veux juste pas le voir parce que tu es quelqu’un avec une certaine éthique et que ça rentre en conflit avec ta source de revenus. Mais c’est gentil à toi de m’écrire posément sans m’insulter.
Le web est devenu un énorme tas de déchets généré par les SEO.
Solderpunk s’interroge par exemple sur une mystérieuse mesure de la couverture nuageuse, mais, devant la merdification du web et l’appropriation technologique du mot "cloud", il s’en remet à poser sa question à d’autres humains, sur le réseau Gemini. Parce que le web ne lui permet plus de trouver une réponse ou de la poser à d’autres êtres humains.
Le web devait nous connecter, la merdification et l’IA nous force à nous retirer dans des espaces alternatifs où nous pouvons discuter entre humains, même pour résoudre les problèmes pour lesquels l’IA et le web sont censés être les plus utiles : répondre à nos questions techniques et factuelles. Dénicher des informations rares et difficiles d’accès.
Fermez vos comptes sur les plateformes merdifiées
Ce retour aux petites communautés est un mouvement. Thierry Crouzet se met également à Gemini:
Mais, surtout, il ferme définitivement Facebook, X, Bluesky, Instagram et bientôt peut-être Whatsapp. Pour ceux qui hésitent à faire de même, c’est toujours intéressant d’avoir des retours d’expérience.
Thierry n’est pas le seul, Vigrey ferme également son compte Facebook et en parle… sur Gemini.
Une chose est certaine : vous n’arriverez pas à migrer tous vos contacs pour une simple raison. Beaucoup veulent se faire arnaquer. Ils le demandent. Comme mon entrepreneuse, ils ne veulent pas un discours rationnel, ils ne veulent pas une solution. À vous de ne pas les laisser décider de votre futur numérique.
Et n’espérez pas que tout le monde soit un jour sur le même réseau social.
L’impact global de l’IA sur le web
L’IA produit essentiellement de la merde et il ne faut jamais lui faire confiance. Ça, vous le savez déjà.
Mais elle a surtout un impact énorme sur ceux qui ne l’utilisent pas. Beaucoup parlent des ressources utilisées dans les datacenters, mais bien plus proches et plus directes, les IA inondent le web de requêtes pour tenter d’aspirer tout le contenu possible et imaginable.
Il existe un standard bien implanté depuis des décennies qui permet de mettre un fichier appelé "robots.txt" sur son site web. Ce fichier contient les règles que doit respecter un robot accédant à votre site. Cela permet par exemple de dire au robot de Google de ne pas visiter certaines pages ou pas trop souvent.
Sans surprise, les robots utilisés par l’IA ne respectent pas ces règles. Pire, ils se camouflent pour avoir l’air d’être de véritables utilisateurs. Ils sont donc fondamentalement malhonnêtes et savent très bien ce qu’ils font : ils viennent littéralement copier votre contenu sans votre accord pour le réutiliser. Mais ils le font des centaines, des milliers de fois par secondes. Ce qui met à mal toute l’infrastructure du web.
Drew De Vault parle de son expérience avec l’infrastructure Sourcehut, sur laquelle est hébergé ce blog.
Tous ces datacenters construits en urgence pour faire de « l’IA » ? Ils sont utilisés pour mener des attaques DOS (Denial of Service) sur toute l’infrastructure du web. Dans le but de « pirater » les contenus sans respecter les licences et le copyright.
Ce n’est pas que je suis un fan du copyright, bien au contraire. C’est juste que ça fait 30 ans qu’on nous martèle que « la copie c’est le vol » et qu’Aaron Swartz s’est suicidé, car il risquait 30 de prison pour avoir automatisé le téléchargement de quelques milliers d’articles scientifiques qu’il estimait, avec justesse, appartenir au domaine public.
L’IA consomme des ressources, détruit nos réseaux, met à genoux les systèmes administrateurs bénévoles des sites communautaires, s’approprie nos contenus. Et tout cela pour quoi faire ? Pour générer du contenu SEO qui va remplir encore plus le web. Oui, ça tourne en boucle. Non, ça ne peut pas bien se terminer.
La mode de l’incompétence
Le SEO, le cloud et maintenant l’IA sont en cela très similaires : la mode. Les clients le veulent à tout prix et demandent pour se faire littéralement arnaquer tout en se vantant de leur incompétence.
Dans un sens, c’est bien fait pour eux : ils le veulent le truc à la mode sans même savoir pourquoi ils le veulent. Ma cliente voulait du SEO alors qu’il s’agissait d’un business essentiellement local qui ciblait une clientèle de niche avec laquelle elle avait des contacts. Les clients veulent « du cloud » pour ne pas payer un administrateur système comme Stefano, mais payent dix fois le prix pour un consultant et se retrouvent à appeler Stefano quand tout va mal. De même, ils veulent désormais de l’IA sans même savoir pourquoi ils le veulent.
L’IA, c’est en fait la junk food de la pensée : un aspect appétissant, mais aucune valeur nutritive et, à terme, une perte totale de la culture du goût, de la saveur.
Même si j’ai donné tous les codes, tous les accès, même si je l’ai mise en contact avec d’autres développeurs Django, la société dont je parle dans ce billet n’a pas survécu longtemps après mon départ. Son capital initial et, surtout, les aides de l’état à la création d’entreprise qu’elle percevait ont essentiellement fini dans les poches de deux entreprises de SEO qui n’ont rien fait d’autre que de créer un compte Google Analytics. Aujourd’hui, c’est pareil avec le cloud et l’IA : il s’agit d’exploiter au maximum la crédulité des petits entrepreneurs qui ont la capacité d’obtenir des subsides de l’état afin de vider leurs poches. Ainsi que celles de l’état, dans lesquelles les politiciens piochent avec un enthousiasme démesuré dès qu’on utilise un buzzword à la mode.
Je pensais, naïvement, offrir un service éthique, je pensais discuter avec les clients pour répondre à leurs véritables besoins.
Je n’imaginais pas que les clients voulaient à tout prix se faire arnaquer.
Je suis Ploum et je viens de publier Bikepunk, une fable écolo-cycliste entièrement tapée sur une machine à écrire mécanique. Pour me soutenir, achetez mes livres (si possible chez votre libraire) !
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